L’aventure franco-russe à la recherche du frère d’armes de Napoléon
Introduction
Le 24 juin 1812, la Grande Armée de Napoléon Bonaparte traversait le fleuve
Niémen, commençant ainsi son invasion de l’Empire russe. Comptant au total
environ 680 000 hommes, dont deux tiers de Français, c'était la plus grande
armée que le monde ait jamais connue.
Sa mission : défaire l'armée russe et contraindre ainsi l'empereur Alexandre
I à se conformer à la politique européenne de Napoléon.
Cependant, il était difficile d’engager les forces russes dans une bataille
décisive : surpassées en nombre, elles ne cessaient de reculer, laissant la
Grande Armée avancer de plus en plus dans le territoire du pays.
Le 17 août, Napoléon prit la ville de Smolensk. Deux jours plus tard, les Russes
échappaient à l'encerclement, leur arrière-garde participant à une bataille près
de Valoutina Gora, à proximité de la ville. Les pertes furent lourdes des deux
côtés.
Parmi les victimes, un camarade d'école de Napoléon Bonaparte, le général Charles
Etienne Gudin. Grièvement blessé au combat, il fut transporté à l’hôpital de
Smolensk, où il mourut quelques jours plus tard et fut enterré dans la ville,
l’emplacement exact de sa tombe restant inconnu.
Les restes du général n'ont ensuite jamais été retrouvés... jusqu’à ce qu’une
expédition archéologique conjointe franco-russe se lance au printemps 2019 à
la recherche du général perdu…
Chapitre 1
Mort d`un général et naissance d`une légende
Les circonstances de la mort et de l'enterrement du général Gudin sont connues
grâce aux récits de deux témoins – celui d'un aide de camp de Napoléon, le comte
Philippe Paul de Ségur, et celui du baron Louis-François Lejeune, qui était en
charge des funérailles de Gudin.
Ils soulignent la douleur ressentie par Napoléon à la mort de Gudin, ainsi que la
baisse du moral de la Grande Armée après la perte d’un général populaire.
Cependant, leurs descriptions de l'emplacement exact de la tombe de Gudin ne sont pas
suffisamment détaillées et peuvent sembler contradictoires. Ainsi, selon Ségur, l'enterrement
a eu lieu à l'intérieur de la citadelle – la forteresse à l’intérieur du mur d’enceinte de
Smolensk –, tandis que Lejeune évoque «le grand bastion» au sud-est de la ville. Il compare
également le site en question à un tumulus gaulois. Parlait-il du bastion Cheïnov, monticule
surélevé au sud-est des fortifications, ou de l'un des cinq bastions à l'intérieur de la
forteresse Korolevski située, elle à l'angle sud-ouest de la muraille entourant la ville?
Près de ce bastion-là se trouve également un monticule de terre.
Le cœur de Gudin a été enterré au célèbre cimetière du Père Lachaise à Paris. Il est mentionné
deux fois parmi les généraux de Napoléon sur l'Arc de Triomphe, et une rue du XVIe arrondissement
de la capitale française porte également son nom. Mais pendant plus de 200 ans son lieu de
sépulture était resté inconnu.
Ce sont les deux témoignages de première main qui ont guidé l'équipe conjointe d'archéologues
dans leur recherche des restes de Gudin:
Gudin, transporté à Smolensk, y reçut les soins de l’Empereur ; ils furent inutiles.
Ses restes furent enterrés dans la citadelle de la ville, qu’ils honorent : digne tombeau
de cet homme de guerre, bon citoyen, bon époux, bon père, général intrépide, juste et doux,
et à la fois probe et habile ; rare assemblage dans un siècle où trop souvent les hommes de
bonnes mœurs sont inhabiles, et les habiles, sans mœurs!
Le comte Philippe-Paul de Ségur a été attaché au personnel de Napoléon en tant qu'aide de
camp pendant la campagne de Russie. Ses mémoires fournissent un compte rendu de la bataille
de Valoutina Gora et plus généralement des dissensions au sein du haut commandement au cours
de cette campagne fatidique.
…Les deux tiers de la ville de Smolensk étaient encore en flammes ; et, tandis que l’on
cherchait à arracher au feu le reste des énormes approvisionnements des Russes ; tandis que
mes camarades du génie rétablissaient le grand pont brûlé, je dirigeais le convoi funèbre sur
le grand bastion, au sud-est de la ville ; et c’est au milieu de cette grande construction,
que je considérai comme un mausolée digne de cette illustre guerrier, que je fis creuser sa
tombe. Je fis placer sur le corps du défunt, une vingtaine de fusils brisés dans le combat et
arrangés en étoile, pour qu’un jour, lorsque le temps, qui détruit tout, mettrait à découvert
ces ossements d’un héros, ce trophée d’armes puisse appeler sur eux les mêmes sentiments
d’attention et de respect que nous portons aux restes des vaillants Gaulois, déposés sous
leurs antiques tumulus.
Le baron Louis-François Lejeune, peintre de formation, a eu une brillante carrière militaire.
Il a participé à la campagne de Russie en tant que «général de brigade» et a été en charge
des funérailles du général Gudin. Souffrant d’engelures, Lejeune quitte son poste avant la
fin de la campagne. Il a également laissé un célèbre tableau de la bataille de la bataille
de la Moskova. Le témoignage du baron Lejeune sur les funérailles de Gudin est tiré du
deuxième volume de ses mémoires.
Fouilles archéologiques sur le champ de bataille de Valoutina Gora
En mai 2019, une équipe conjointe franco-russe a effectué des recherches archéologiques
sur le site de la bataille de Valoutina Gora près de Smolensk, dans l’ouest de la Russie.
Le travail sur le terrain a été dirigé par Maria Nesterova et Anastassia Ivanova et Irina
Safarova, avec la participation de Tatiana Shvedchikova, anthropologue à la
tête d’une équipe d'archéologues de l'Institut d'archéologie de l'Académie des sciences de
Russie dirigée par Alexandre Khokhlov. Ils ont travaillé avec des spécialistes de l'Institut
national français de recherches archéologiques préventives (INRAP), ainsi qu'avec des
étudiants des deux pays.
C'était la première fois que des archéologues professionnels inspectaient le site, bien
que des prospecteurs clandestins s'y soient déjà rendus. Ils ont fait des découvertes
importantes confirmant les comptes rendus écrits de la bataille, y compris les évènements
qui ont mené à la blessure mortelle du général Gudin. «Nous pouvons maintenant dire
précisément comment cela s'est produit et où cela s'est produit», a déclaré Alexandre
Khokhlov.
L'équipe a pris des photographies aériennes de la zone autour de la vallée de la rivière
Strogan et a procédé à la cartographie du champ de bataille, comparant son relevé topographique
avec des sources existantes, y compris des récits écrits et des peintures. Ils ont trouvé des
traces de l'ancienne route de Moscou et du pont sur la Strogan qui était une source de problèmes
pour l'armée française.
Les archéologues ont pu localiser la position probable de la batterie russe qui tirait sur
les colonnes du général Gudin depuis les hauteurs de la rive gauche de la rivière Strogan
et ont pu déterminer le lieu où le général a été blessé. Ils ont également trouvé les restes
de plusieurs chasseurs de la garde russes dans la plaine marécageuse inondable de la rivière
Strogan, des ossements humains, ainsi que des boutons d'uniformes et une grande quantité de
balles et d’éclats d’obus.
Chapitre 2
Recherches à Smolensk
Tentative de trouver le corps de Gudin au bastion Cheïnov
Initialement, l'expédition archéologique conjointe franco-russe Smolensk 1812-2019 espérait
trouver la tombe du général Gudin sur le site du bastion Cheïnov de Smolensk en mai 2019.
Le travail sur le terrain a été dirigé par Marina Nesterova et Dmitri Soloviov. Ils étaient
à la tête d'une unité de l'Institut d'archéologie de l'Académie des sciences de Russie, en
collaboration avec certains archéologues de l'Institut national français de recherche
archéologique préventive.
Le baron Lejeune, qui avait été chargé des funérailles de Gudin et le supérieur du défunt,
le maréchal Davout, affirmaient dans leurs mémoires que Gudin avait été enterré dans un
monticule au sud-est de la citadelle. La partie française donnant sa préférence à cette
hypothèse, il a été décidé de se limiter à l’unique monticule de cette zone. Connu sous
le nom de « bastion Cheïnov », il est situé à côté des anciens murs de la ville dans un
parc public.
Ces fortifications datent du XVIIe siècle. A cette époque, les troupes polonaises et
lituaniennes avaient assiégé Smolensk et brisé ses murs fortifiés en plusieurs endroits.
Pour combler l'écart dans les défenses de la ville, un monticule de terre y a été érigé.
Nommé en l’honneur d’un commandant militaire, il est rentré dans l’Histoire comme le
« bastion Cheïnov ».
Les archéologues ont découvert que la couche de terre supérieure qui datait du début du
XIXe siècle avait été détruite par des bulldozers lors de l'aménagement du square dans
les années 1960. Cela signifiait qu'il n'y avait aucune chance de trouver des corps
enterrés en 1812.
Une fois qu'il est devenu clair qu'aucune tombe ne serait trouvée à cet endroit, l'équipe
a décidé d'abandonner les fouilles au bastion Cheïnov.
Les recherches dans la forteresse Korolevski
Après l’arrêt des recherches de la dépouille du général Gudin au bastion Cheïnov de Smolensk,
les archéologues français sont repartis et les russes ont décidé d'explorer la seconde hypothèse :
le général de Napoléon aurait été enterré dans le bastion Korolevsky. Le travail sur le terrain
a été effectué par une unité dirigée par Marina Nesterova et Dmitri Soloviov de l'Académie russe
des sciences de l'Institut d'archéologie.
Le bastion Korolevski, littéralement en russe le «bastion du roi», est le nom que les
habitants utilisent pour désigner une zone connue dans les documents historiques comme
« la forteresse royale », « la forteresse de Sigismond » ou encore « la citadelle de Smolensk ».
Il s'agit d'une fortification composée de cinq bastions. Elle a été construite au XVIIe siècle
après la destruction d'une partie des murs du Kremlin de Smolensk, et était destinée à accueillir
Sigismond, roi de Pologne, la ville faisant partie de la République des Nations.
Certains récits situaient les funérailles de Gudin dans la citadelle de Smolensk. Cependant,
ils divergeaient concernant le bastion près duquel l’enterrement a eu lieu, le plaçant soit au
centre de la citadelle, soit à droite de l'entrée principale. La partie centrale étant
inaccessible, car recouverte de béton suite à la création d’une zone de concert à l’époque
soviétique, l'équipe a donc opté pour la zone à côté de l’entrée. Ils ont commencé avec un
surface de quarante mètres carrés, puis en ont ajouté quarante mètres de plus et ont commencé
les fouilles.
Comment le squelette de Gudin a été trouvé
Il était douteux qu'il reste quelque chose de l'ère napoléonienne, car les combats de la Seconde
Guerre mondiale avaient été particulièrement destructeurs à Smolensk. De plus, une piste de danse
y avait été construite après la guerre. Elle avait ensuite été enlevée et remplacée par du gazon,
mais les fondations en briques sont restées et ont rendu les travaux initiaux difficiles. A l’étape
suivante, la méthode dite de fouille horizontale a été utilisée. A l'aide de fine truelles, les
archéologues ont raclé la couche culturelle qui correspondait à telle ou telle période historique.
C'est à ce moment-là que l'équipe a fait sa principale découverte : elle a découvert six
fosses circulaires, avec une couleur de sol différente, disposées en cercle autour d'une
fosse rectangulaire centrale de la taille d'un cercueil d'adulte, repérée pour la première
fois par Marina Nesterova. Ceux-ci correspondaient à la description des funérailles de Gudin
faite par Lejeune (cf. «La mort d'un général, la naissance d'une légende»). Lejeune décrit
comment ils avaient placé des canons, verticalement, autour du cercueil, pour servir de
colonnes soutenant un toit métallique. Une fois que les Français eurent quitté Smolensk,
les habitants prirent les canons pour leur bronze, ne laissant que les fosses.
«Après cela, nous avons appelé Pierre Malinovski, et lui avons parlé [de cette découverte]»,
raconte Alexandre Khokhlov. «A partir de ce moment, nous avons commencé à déterrer la tombe
très soigneusement, très lentement. Nous avons ôté la terre du trou de la tombe, et sommes
arrivés au niveau où il y avait des restes humains et des planches en décomposition, les
restes du cercueil. […]
Elles étaient en très mauvais état. Les planches, qui étaient à l'origine de 2,5 cm
d'épaisseur n’étaient plus que 2 à 3 millimètres. Nous avons évidemment nettoyé très
soigneusement ces restes.»
Un examen du corps de défunt a eu lieu ensuite : «Ce qui est très important, c’est que
la jambe droite de la personne enterrée était entière, mais il manquait sa jambe gauche
au-dessous du genou», a ajouté l'archéologue. «Et cela a été la dernière preuve venant
étayer le fait qu'il s'agissait du lieu où reposait Charles Etienne Gudin, général de
division et comte d'Empire. Car toutes les sources écrites revenaient sur le fait qu'il
avait perdu sa jambe […] et était mort trois jours plus tard dans un hôpital de Smolensk».
Chapitre 3
L`analyse ADN confirme l`identité de Gudin
Le squelette unijambiste trouvé à Smolensk en juillet 2019 semblait être celui du
général Gudin. Le fait qu'il lui manquait la jambe gauche et que son crâne ait été
ouvert, conformément à un examen post mortem, ainsi que l'emplacement de sa tombe,
corroboraient les récits écrits sur sa mort et son enterrement. Cependant, seule une
analyse ADN pouvait donner une réponse définitive sur son identité.
L’analyse a été réalisée en France par l'unité de recherche ADES (Anthropologie
bio-culturelle, Droit, Éthique et Santé) de l'Université d'Aix-Marseille, dirigée
par le professeur Michel Signoli, spécialiste en anthropologie funéraire avec un
focus sur les guerres napoléoniennes. Pour ce faire, il fallait comparer l'ADN du
général avec celui de ses descendants, puis déterminer les probabilités de concordance.
L'équipe était composée de Caroline Costedoat (anthropologie génétique), Emeline Verna
(anthropologie médico-légale) et Loïc Lalys (anthropologie du vivant).
L’obtention des échantillons nécessaires est rapidement devenue complexe. Pierre Malinowski
a d'abord emporté un fragment de crâne, le fémur et les quatre dents du défunt de la Russie
vers la France. Il a ensuite fallu attendre l’autorisation d’exhumer les corps du caveau
familial du cimetière de Saint-Maurice-sur-Aveyron, dans le Loiret, près du lieu de naissance
du général Gudin. L'équipe ADES a prélevé des os sur sa mère, son père, son fils, son petit-fils
et le frère jumeau de son père, et a extrait l'ADN du général de son fémur, comme l’a expliqué
Emeline Verda.
Le laboratoire de la police scientifique de Marseille a ensuite examiné l'ADN de chacun d’entre
eux. Ils ont analysé à la fois leur ADN mitochondrial, qui n'est transmis que par la mère, et
plusieurs marqueurs de l'ADN nucléaire, qui est transmis par les deux parents.
En deux semaines, tous les résultats étaient disponibles : il a été établi avec une probabilité
de 99,9% que les restes étaient bien ceux du général de l’armée de Napoléon, Charles Etienne
Gudin. Tous les échantillons, à l'exception de ceux de son oncle, se sont révélés utilisables.
La nouvelle a été rendue publique le 4 novembre 2019.
Si Alberic d’Orléans est le descendant contemporain de Gudin, son ADN n’a pas pu fournir de
preuve concluante. D'une part, à chaque génération, l'augmentation du nombre de proches en
compétition pour transmettre des fragments de leur ADN fait perdre de plus en plus
d'informations. D’autre part, Albéric d’Orléans descendant de l’une des petites-filles
du général, le chromosome Y a été perdu à ce moment-là, et avec lui des informations
génétiques irremplaçables.
Chapitre 4
Le retour au pays du général Gudin
Deux cents ans après son enterrement à Smolensk, la dépouille de Charles-Etienne
Gudin sera transférée en France.
Après une réunion des présidents français et russe lors du sommet de Paris en
décembre 2019, des responsables français ont soumis une demande officielle à la
Russie pour que soient transférés les restes du général, comme l’affirme
Le Point,
évoquant des «sources élyséennes».
Le projet consisterait à enterrer le général dans l'église des Invalides, à Paris,
à côté de la tombe de Napoléon Bonaparte, lors d'une cérémonie spéciale en présence
des présidents Macron et Poutine.
Pour éviter tout embarras, les historiens militaires français ont revu la biographie
du général pour s'assurer qu'aucun incident ne le rendrait indigne de cet hommage.
Ils ont conclu que le général Gudin était «un homme honorable», précise la même source.